Les ordres de service à zéro euro sont-ils enfin interdits ?
Dans trop de marchés publics de travaux, les maîtres d’ouvrages exigent des entreprises titulaires des modifications qui ne sont pas facturées. C’est de bonne guerre et cela illustre le rapport de force entre le public, qui commande les travaux, et le privé, qui les exécute. On appelle ça les « ordres de service à zéro euro ».
« Nous demandons la fin de ces ordres de service à zéro euro où le maître d’ouvrage oblige à faire des travaux supplémentaires. Le seul recours est le tribunal administratif, avec des décisions qui tombent trois ou quatre ans plus tard. C’est un véritable permis de tuer des entreprises ! » (Déclaration de Jacques Chanut, président de la FFB, en mars 2018)
Depuis longtemps, les entreprises pénalisées demandent à travers leurs représentants syndicaux (comme la Fédération française du bâtiment, la FFB) un texte de loi pour les protéger de ces abus, les maîtres d’ouvrage se reposant trop sur… l’autre texte de loi qui impose aux entreprises de se « conformer strictement aux ordres de services » qui leur sont notifiés. Voyons si depuis la loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) récemment votée ces « OS » sont chiffrés et rémunérés.
Revenons un peu en arrière : c’est depuis le mois d’avril 2019 que le nouveau Code de la commande publique est entré en vigueur. Les projets de loi ELAN et PACTE ont apporté des changements à la loi de 2015 dans un sens qui soutient et protège les PME. Rappel : PACTE a été conçu (entre autres, car la loi ne parle pas que de commande publique) pour aider les petites entreprises à accéder aux marchés publics. Parmi les mesures figure l’interdiction des « OS à 0 euro ». Sauf que cette pratique était déjà interdite… Mais en théorie.
Selon Laure Bédier (la directrice des affaires juridiques de Bercy), qui pilote le dosser au gouvernement :
« L’interdiction des ordres de service à zéro euro est de l’ordre de la précision, car cette pratique est déjà interdite ; nous allons simplement l’écrire noir sur blanc. Une fiche de la DAJ [Direction des affaires juridiques] viendra accompagner cette disposition. »
Le problème des « OS à 0€ » c’est que les modifications ne sont évidemment pas forcément prévisibles au moment de l’attribution du marché public à l’entreprise bénéficiaire. Il peut s’agir d’un équipement complémentaire, de modifications techniques qui surgissent suite à des problèmes d’exécution. D’où l’importance des échanges d’informations en amont avant même l’attribution du contrat au niveau des documents de consultation (DCE) établis par le maître d’ouvrage et des suggestions/améliorations des entreprises (voir notre article sur la négociation dans les marchés publics). Cela souligne s’il le fallait l’importance de la communication entre les deux parties, toujours dans le respect des principes de la commande publique (transparence des procédures, égalité de traitement), afin de réduire tout accroc futur.
Un système jusque-là punitif pour les entreprises
La FFB rappelle « l’article 14 de l’arrêté du 8 septembre 2009 sur l’approbation du cahier des clauses administratives générales » (CCAG) : le prix est provisoire dans l’attente d’un prix définitif. Mais s’il prend à l’entreprise de refuser de travailler pour « zéro euro » et donc de ne pas se conformer strictement aux ordres de services qui sont notifiés, comme le stipule la loi, alors le maître d’ouvrage peut accorder les travaux supplémentaires à une seconde entreprise, le montant de ces travaux étant à la charge de la… première entreprise !
On comprend qu’il y a un court-circuit au cœur des textes de loi : d’un côté cette dernière oblige les entreprises à se conformer aux besoins du maître d’ouvrage, de l’autre elle interdit au maître d’ouvrage de faire faire des travaux gratuits à l’entreprise titulaire du contrat. Or l’ État en général ne punit pas l’ État ou une collectivité territoriale (dépendante de lui), donc ce sont les entreprises qui payent les pots cassés de ce bug juridique.
Dans la pratique, il est difficile à une entreprise de se faire respecter – c’est-à-dire de se faire payer tout travail surnuméraire hors contrat –, a fortiori si elle est modeste, sans passer par le tribunal administratif. Mais toute procédure brouille les rapports public/privé et peut à l’avenir plomber l’image des entreprises qui y recourent…
Pour sortir de cette auberge, le gouvernement impose désormais la facturation des services supplémentaires.
Ce nouvel article (L. 2194-3) est inséré dans le Code de la commande publique et figure dans le guide pratique de l’achat public sorti le 29 mai 2019. Reste à attendre le décret d’application qui aura force de… loi. Car la loi PACTE a été – après d’intenses discussions autour de la privatisation des Aéroports de Paris et de la Française des Jeux – adoptée le 22 mai et son premier décret pour l’instant ne concerne que « les nouveaux seuils de désignation des commissaires aux comptes dans les sociétés commerciales ». Un coup de pouce pour les petites entreprises qui ont du mal à s’offrir les services d’un commissaire aux comptes. Là aussi il s’agit d’un alignement sur les directives européennes.
Donc message aux artisans, TPE, maîtres d’œuvre et autres PME : la protection juridique complète sur les « OS à 0€ » est en bonne voie, patience !
Pour ceux qui veulent aller plus loin
Le site acheteurs-publics.com détaille tous les cas de figure de modification d’un marché, que nous allons résumer.
Une modification ne peut théoriquement se faire que si un avenant est signé entre les deux parties, le donneur d’ordre et le constructeur, en l’occurrence, puisqu’on parle de travaux. L’avenant modifie les dispositions du contrat initial. Malheureusement, l’avenant n’est pas la norme en cas de modification, substantielle ou pas, du contrat pendant les travaux. Il se peut par contre que les modifications aient été prévues dans le contrat initial, ce qui annule le problème. Mais c’est voir loin…
Voici donc les six cas où un marché peut être – légalement – modifié sans que le maître d’ouvrage ne lance un nouveau marché public, pour l’entreprise titulaire ou une autre :
1 – Les modifications ont été prévues dans les documents contractuels initiaux ;
2 – Des travaux, fournitures ou services supplémentaires sont devenus nécessaires ;
3 – Les modifications sont rendues nécessaires par des circonstances imprévues ;
4 – Un nouveau titulaire se substitue au titulaire initial du marché ;
5 – Les modifications ne sont pas substantielles ;
6 – Les modifications sont de faible montant.
On rappelle que dans tous les cas, la nature profonde du marché ne peut être changée : si le marché public consiste à construire un lycée, on ne va pas demander en cours de route à l’entreprise de construire une piscine…
Ce que dit l’article L.2194-2 :
Lorsque l’acheteur apporte unilatéralement une modification à un contrat administratif soumis au présent livre, le cocontractant a droit au maintien de l’équilibre financier du contrat, conformément aux dispositions du 4° de l’article L. 6.
Et maintenant, le fameux article L. 2194-3 qui figure dans la loi du 22 mai 2019 :
Les prestations supplémentaires ou modificatives demandées par l’acheteur au titulaire d’un marché public de travaux qui sont nécessaires au bon achèvement de l’ouvrage et ont une incidence financière sur le marché public font l’objet d’une contrepartie permettant une juste rémunération du titulaire du contrat.
Il faudra maintenant s’entendre sur le « juste » ! Des négociations sont à prévoir, mais un pas a été fait dans la bonne direction pour moraliser des pratiques qui tendaient à se généraliser et à plomber des petites entreprises. Certaines ont dû mettre la clé sous la porte, ne pouvant faire face en cours de contrat à un travail supplémentaire non rémunéré. L’avenir nous dira, quand le décret sera voté (en général ça prend une petite année, car si la loi votée par l’Assemblée entre en vigueur le lendemain de sa publication au Journal officiel, c’est le gouvernement qui décide de ses décrets applicatifs), si la loi et plus forte que la pratique.
Dernière chose, et qui nous intéresse, à côté de la suppression des « OS à 0€ » il y a le relèvement de 5% à 20% des avances sur les marchés de travaux passés par l’État, ce qui soulagera d’autant la trésorerie des petites entreprises.