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L’allotissement des marchés publics : une avancée qui optimise la concurrence mais aussi les complications

Avant 2006, un marché public était un marché public : les gros partaient aux grandes entreprises, les moyens aux grandes ou aux moyennes, et les petits… rarement aux petites. Ces dernières devaient se battre pour récupérer les restes que voulaient bien leur laisser les grandes, en sous-traitance le plus souvent. Le tout étant moyennement cadré par l’Etat, qui fermait un œil sur cette injustice économique qui favorisait les acteurs principaux de la place.

Depuis 2006, suite à la pression des syndicats des entreprises écartées du jeu, des marchés ont pu être subdivisés pour que les PME puissent elles aussi remporter un morceau des appels d’offres. On dit que ces marchés sont allotis, c’est-à-dire que l’acheteur public le découpe – si possible – en morceaux (plus ou moins) indépendants qui peuvent correspondre à plusieurs entreprises différentes. Cela fait beaucoup de conditions mais sans cela, l’égalité des chances inscrite dans le code qui régit les marchés publics (CMP) n’était qu’un vain mot : le gros avait toujours l’avantage sur le petit, notamment en matière de prix ou de délai de réalisation.

En dessous des PME, grâce à l’allotissement, des artisans (TPE, ou entreprises de moins de 10 salariés) ont la possibilité de concourir lors de la publication d’un marché. Cette nouveauté découle encore une fois d’une loi européenne, de 2014 en l’occurrence, qui favorise la mise en concurrence d’un maximum d’acteurs du marché. Cependant, chaque loi comportant des exceptions, et parfois les exceptions ayant elles-mêmes des exceptions, il y a des marchés qui ne peuvent être allotis : ce sont les marchés dits globaux. Ils sont trop spécifiques ou trop complexes pour être décomposés.

Inversement, si le marché en question n’est pas global, alors il doit forcément être alloti, dit la loi de juillet 2015. On voit que cette dernière a beaucoup changé les choses : le gros ne peut pas dévorer tout le gibier devant les petits. Mais, et c’est là où ça se corse, un acheteur peut refuser l’allotissement de son marché selon la loi Sapin de 2016. Il doit pour cela fournir des raisons valables, par exemple si l’allotissement rend la procédure d’ensemble trop compliquée ou trop coûteuse au bout du compte.

En gros, si le marché est décomposable, alors il sera mis en pièces, pour le plus grand bonheur des petites entreprises, sauf si ce séquençage complique tout. Et pour que le marché en question soit alloti dans les règles, l’organisme public se doit de définir très précisément le nombre de lots dans les documents de consultation : tant de lots, tant d’entreprises. Les lots, par définition distincts, correspondent à des caractéristiques techniques bien définies ou à un secteur marchand particulier.

L’article 10 du CMP [Code des marchés publics] permet donc au pouvoir adjudicateur de recourir à un marché global, lorsque l’allotissement est notamment rendu difficile par des motifs techniques, liés à des difficultés tenant, par exemple, à la nécessité de maintenir la cohérence des prestations ou à l’incapacité de l’acheteur public à assurer lui-même les missions d’organisation, de pilotage et de coordination.

On le voit, la procédure d’allotissement d’un marché public rend ce dernier plus complexe mais aussi plus précis, donc plus susceptible de combler les attentes de l’acheteur. On gagne en précision ce qu’on perd en rapidité ou en simplicité de procédure. Il s’agit donc d’un marché qui se transforme en une série de sous-marchés, chacun faisant office de marché public séparé. La loi Sapin pousse à l’allotissement et à une justification solide pour les acheteurs qui voudraient y échapper.

Des cabinets d’avocats se sont penchés sur la problématique des marchés allotis, car du côté des pouvoirs adjudicateurs, un découpage cohérent peut donner mal à la tête. On comprend aisément que certains de leurs clients (des cabinets d’avocats) avaient intérêt à ce que les marchés restent globaux. Du coup, ils ont cherché des moyens de s’exonérer de la loi de 2016… Mais les conditions d’échappement sont tellement strictes qu’il reste peu de chances de ne pas allotir un marché « allotissable » ! Pour qu’un marché ne le soit pas, il faut que son objet ne permette pas l’identification de prestations distinctes. Or un cabinet a fait remarquer que des prestations de même nature pouvaient être considérées comme distinctes, lorsque leur exécution est répartie sur plusieurs sites, par exemple.

Là où ça se complique encore, c’est quand on regarde la liste des exceptions et qu’on trouve qu’un marché « allotissable » peut n’être pas alloti si l’allotissement est de nature à « restreindre la concurrence »… Alors que l’allotissement est justement imposé pour faciliter la concurrence ! Mais il y a mieux : si l’allotissement renchérit le coût global du marché, alors il peut être dés-alloti, si l’on ose dire. Dans ce cas, on jugera du coût final de l’opération en ajoutant les sous-coûts relatifs aux entreprises bénéficiaires de l’allotissement. En fin de compte, s’il y a discussion, c’est le juge administratif qui décide. En France, les lois s’ajoutant aux lois, les lois corrigeant les lois, rien n’est simple, même si le but n’est pas de pondre des lois mais de coller au réel. Le réel, lui, aura toujours une petite complication d’avance.

En résumé, si la loi de 2016 fait des heureux – les PME et TPE –, elle fait aussi des mécontents : les pouvoirs adjudicateurs dépassés ou les grandes entreprises qui voient de gros contrats s’éparpiller. Au fond, le critère qui prime, dans ce dédale de lois et de dérogations, c’est celui de l’efficacité. Si le pouvoir adjudicateur n’a pas les moyens de découper le marché en lots bien distincts, ou si le découpage fait planer trop d’inconnues sur le coût final et le délai, sans parler des performances énergétiques ou de l’incidence écologique (là on n’est pas sortis de l’auberge), pas faciles à calculer pour un projet global et encore moins pour une somme de sous-projets, ou si l’un des titulaires des lots n’assure pas son contrat au milieu des autres et craque en cours de route, alors tout l’ensemble peut être remis en question. C’est la faiblesse de cette «avancée» et l’illustration de la théorie du tonneau : il aura toujours la capacité de sa latte la plus basse…

C’est pourquoi un groupement d’entreprises remplace parfois l’allotissement d’un marché : cela permet de faire des économies de temps, d’argent et d’échelle. Notons que dans le cas d’un marché de partenariat (dont le seuil minimal est fixé à 20M€), le gagnant s’engage à refiler 10% du contrat à des «petits», PME ou artisans. Ce qui est une manière de contourner les règles jugées trop strictes ou complexes de l’allotissement.

 

Alors, marché global, de partenariat ou alloti ?
Voici un témoignage qui défend l’idée d’un interlocuteur unique sur un chantier :

 

Comme prédit dans notre conclusion (écrite à la mi-septembre), le 1er octobre 2018, le gouvernement a annoncé, en plus de ce qui est prévu dans les textes de 2015 et 2016 que nous avons évoqués plus haut, 11 nouvelles mesures « de simplification » pour faciliter (encore plus car ça n’avait pas l’air de suffire) l’accès des PME aux marchés publics.

La complexité de l’environnement juridique empêche les entreprises françaises, et notamment les PME, de saisir pleinement les nombreuses opportunités économiques offertes par les besoins de l’État, des collectivités territoriales et des entreprises publiques.

En effet, sur les 200 milliards de commandes publiques annuelles, les PME ne captent que 28%, soit un peu plus de 64 milliards, alors qu’elles pèsent pour presque moitié dans le PIB. Et comment le gouvernement veut-il s’y prendre pour ouvrir l’accès des PME aux marchés publics ? D’abord avec la contrainte de l’allotissement, quand c’est possible. Ensuite en favorisant les groupements d’entreprises moyennes, et enfin en incitant à traiter avec des PME innovantes ou à haute technologie. En outre, les formalités administratives leur sont allégées et la dématérialisation en cours égalise en quelque sorte la candidature entre gros et petits.

Parmi les 11 mesures incitatives, il y a le relèvement de 5 à 20% du montant des avances consenties à l’entreprise, toutes les PME n’ayant pas une trésorerie suffisante pour faire face à un déroulement sans incident des travaux. Pour ce qui concerne les retards de paiement, dont les petites entreprises se plaignent trop souvent et qui peuvent leur mettre le couteau sous la gorge, le règlement des factures pourra être assuré par un tiers (affacturage inversé). En général, le tiers est un pool bancaire qui prend sa petite dîme au passage. Mais c’est mieux que de mendier et harceler le service comptabilité du donneur d’ordres. Pour info, le reverse factoring a pris son essor après la crise financière de 2008 car les banques, échaudées par le crash dû aux produits financiers pourris, se sont tournées vers des créances bien réelles.

Dernière chose, les petites prestations hors contrat relatives aux « ordres de services à zéro euro » ne seront plus possibles. Traduction : les petites boîtes ne seront plus obligées de bosser gratos pour avoir le droit de conserver leur marché.

Avant ces réformes, les représentants syndicaux du secteur (Confédération des PME) considéraient qu’une candidature à un marché public représentait trop de risques financiers avec des contrats et des délais de paiement dangereusement extensibles. Seul bémol pour la centrale syndicale : la concurrence montante des grandes entreprises étrangères. Mais ça, c’est le dogme de la « libre » concurrence européenne. On n’a rien sans rien.

Finalement, ces mesures toutes fraîches semblent plus efficaces que l’allotissement pour associer les PME au grand jeu des marchés publics. Des conditions d’allotissement assorties de tellement de règles, contre-règles, exceptions et contre-exceptions qu’il faut au minimum un double doctorat en droit pour s’en sortir. Or en matière de marchés publics, c’est l’efficacité qui doit primer.

Voir le détail des mesures sur le Blog Libel