Le marché public réservé ou la discrimination sociale positive
Généralement, un marché public s’adresse à toutes les entreprises sans exception. D’ailleurs, l’égalité et la libre concurrence sont deux des trois piliers des marchés publics. Mais en France, il y a toujours une exception. Un marché réservé, comme son nom l’indique, ne peut aller qu’à deux sortes de sociétés : celles qui font travailler plus de 50% d’handicapés ou de travailleurs défavorisés, et celles dont l’objet est l’économie sociale ou solidaire, ce qui est souvent le cas du secteur de la santé. Exception dans l’exception, les marchés publics de défense et de sécurité ne sont pas concernés par ces marchés réservés.
«Les marchés réservés sont des marchés qui ne peuvent être attribués qu’à des entreprises adaptées mentionnées à l’article L. 5213-13 du code du travail, à des établissements et services d’aide par le travail mentionnés à l’article L. 344-2 du code de l’action sociale et des familles ainsi qu’à des structures équivalentes, lorsqu’ils emploient une proportion minimale, fixée par voie réglementaire, de travailleurs handicapés qui, en raison de la nature ou de la gravité de leurs déficiences, ne peuvent exercer une activité professionnelle dans des conditions normales.» (Article 36 de la loi du 23 juillet 2015)
Il est clair que les entreprises de ce secteur spécifique ne peuvent pas rivaliser avec les autres, car elles ne fonctionnent pas de la même façon au vu de leurs employés dits vulnérables et de leur objet : le but n’est pas de faire du bénéfice coûte que coûte mais de soutenir un projet social. Il s’agit par exemple d’employer ceux qui ont du mal à trouver leur place dans la concurrence économique quotidienne, de les soutenir moralement et techniquement (cours de français, d’informatique), en résumé de resocialiser des individus en marge économique. Ces entreprises ne sont donc pas intrinsèquement performantes mais leur bénéfice est social, c’est-à-dire qu’il fait du bien à la communauté toute entière : on tend la main aux exclus, «on ne leur donne pas du poisson», comme disait Confucius, «on leur apprend à pêcher». Ce secteur contribue à recoudre le tissu social, très déchiré en période de crise.
Un bon exemple est la communauté Emmaüs qui emploie et réinsère d’anciens SDF qui réparent – à leur rythme – meubles et électroménager, ou Le Relais dont les collecteurs fleurissent dans les villes pour récupérer les vieux habits, les traiter, les revendre et avec le bénéfice dégagé, créer des emplois au Smic. Il y a aussi les structures d’insertion qui aident ceux qui ont du mal à trouver un travail.
«Elles [les entreprises du secteur solidaire] ont pour objectif de contribuer à la lutte contre les exclusions et les inégalités sanitaires, sociales, économiques et culturelles, à l’éducation à la citoyenneté, notamment par l’éducation populaire, à la préservation et au développement du lien social ou au maintien et au renforcement de la cohésion territoriale.» (Extrait de la loi)
C’est la loi du 31 juillet 2014 (revue en 2015) qui régit ce secteur un peu particulier et elle a été préparée par l’écologiste Cécile Duflot, qui travaille aujourd’hui dans l’humanitaire (elle a abandonné la politique). Les entreprises concernées, vertueuses à tous points de vue, ont valeur d’exemplarité : lutte contre toute discrimination (parité obligatoire, écarts de salaires limités de 1 à 7), lutte contre les inégalités sanitaires mais aussi territoriales… Elles sont là pour réparer, pas pour se battre. Ce sont un peu les entreprises « socialistes » par rapport aux entreprises purement capitalistes.
L’agrément «entreprise solidaire d’utilité sociale» concerne des sociétés qui sans cette préférence pourraient difficilement accéder à des marchés publics. L’État applique donc une discrimination positive en leur faveur. L’acheteur, dans ce cas, doit faire figurer cette «réservation» dans les documents de consultation.
En fait la loi française de juillet 2014 ne fait que s’aligner sur le droit européen car l’article 20 de la directive du Parlement européen de février 2014 ne dit pas autre chose :
«Les États membres peuvent réserver le droit de participer aux procédures de passation de marchés publics à des ateliers protégés et à des opérateurs économiques dont l’objet principal est l’intégration sociale et professionnelle de personnes handicapées ou défavorisées, ou prévoir l’exécution de ces marchés dans le contexte de programmes d’emplois protégés, à condition qu’au moins 30 % du personnel de ces ateliers, opérateurs économiques ou programmes soient des travailleurs handicapés ou défavorisés.»
Pour info, ces marchés n’excèdent pas trois ans et sont de montants peu élevés. Parfois, certains lots leur sont réservés dans un marché plus vaste qui fait l’objet, lui, d’une procédure classique. De la sorte, l’État subventionne ou soutient des entreprises qui ne roulent pas sur l’or mais dont le travail est positif pour la communauté humaine. En France, une personne handicapée en âge de travailler sur 5 est au chômage, soit le double du taux national. 500 000 Français dont le handicap est reconnu attendent un emploi. Parmi eux, 1 sur 4 a un niveau de formation inférieur au CAP, et seul 1 sur 4 a le bac.
On rappelle que la loi du 10 juillet 1987 oblige les entreprises de plus de 20 salariés à employer au moins 6% de travailleurs reconnus comme handicapés. Celles qui ne le font pas préfèrent verser une contribution à l’AGEFIPH, l’association qui gère l’insertion des handicapés. Même schéma pour le logement social avec la loi SRU (de Cécile Duflot toujours) : les agglomérations qui ne se dotent pas de 20% de logements sociaux (à l’horizon 2020) doivent payer une pénalité. Pour l’instant, ces amendes ne sont pas très appliquées.